Courir sur la faille : athlétisme et destin rwandais

En ces jours frisquets (bon, évidemment, aujourd'hui, date de publication... il fait un grand beau temps, juste histoire de me contredire et, par la même occasion, de me contrarier) marquant le début de l'automne et pendant que les robes estivales rejoignent le tiroir où elles sommeilleront tout l'hiver, parlons un peu lecture (pour changer, diront les mauvaises langues) avec le quatrième livre de la sélection du jury littéraire : Courir sur la faille de Naomi Benaron. Après avoir lu le résumé, on ne peut pas dire que de me plonger dans ce roman me tentait particulièrement, d'abord parce que le sport (et l'athlétisme plus particulièrement) passe à 3.000 pieds au-dessus de ma petite tête et a tendance à me faire exposer ma tête signifiant un ennui mortel et flagrant, mais surtout parce que le génocide rwandais fait partie de ces barbaries humaines sur lesquelles je me suis penchée en étudiant le Siècle des génocides et que l'idée de m'y engloutir de nouveau ne m'emballait pas plus que cela. Mais l'histoire de Courir sur la faille intrigue par la naïveté de son héros, Jean-Patrick Nkuba, et par la galerie fascinante de personnages gravitant autour de lui, comme autant de satellites aux personnalités contrastées.

Le soleil disparut derrière un banc de nuages. Il sentit la brise du soir traverser ses vêtements trempés de transpiration.
"Tu trembles… tu ferais bien d'aller te sécher et te changer."
Alors qu'il s'éloignait vers le dortoir, l'entraîneur le rappela. "Tu es doué, je le vois… Et tu ne manques pas de courage. Mais tu as encore beaucoup à apprendre. Cadence. Je veux que tu te répètes ce mot en dormant." Les muscles de sa mâchoire se crispèrent et se détendirent tour à tour.
Ce sourire aurait pu vous couper en deux, songea Jean-Patrick, aussi facilement que vous souhaiter bonne journée ou bonne nuit. Courir sur la faille - Naomi BENARON

Courir sur la faille : un héros pour le Rwanda

Il était une fois un petit garçon tutsi, Jean-Patrick Nkuba, qui adorait courir pieds nus, avec son grand frère, Roger, à travers les collines parsemant le paysage encadrant son village de Cyangugu, village d'adoption où il fut accueilli par l'oncle Emmanuel, à la mort de son père (qui n'était autre que le directeur de l'école à laquelle ils se rendaient) et alors que les Tutsis commençaient à être les cibles d'attaques clairsemées. Après de longues années de studieux labeur, Jean-Patrick obtient une bourse pour faire ses études parmi les enfants hutus... où il est découvert par un entraîneur au visage énigmatique et au sourire impénétrable : Rutembeza. Evidemment, le coach filou perçoit aussitôt le potentiel de Jean-Patrick Nkuba et décide derechef d'en faire le prochain champion olympique du Rwanda. Au fil des années, Jean-Patrick poursuit son entraînement intensif, destiné à l'emporter sur la piste des cercles colorés, tandis que le Rwanda sombre peu à peu dans la violence irrémédiable et que son frère rejoint le camp des rebelles tutsis avec le FPR.

Si son frère ou son oncle lui avait tenu de tels propos, Jean-Patrick aurait ressenti une réelle fierté. Cependant, dans la bouche de l'entraîneur, la chose sonnait comme une révocation, une insulte. "Mon peuple, c'est le peuple du Rwanda", répondit-il en retirant sa main de sous sa cuisse. Une à une, il mit les cacahuètes dans sa bouche et les mastiqua lentement. L'idée de rejeter une identité pour en prendre une autre lui donnait le vertige. Derrière la fenêtre, la nuit assombrissait le ciel. Courir sur la faille - Naomi BENARON

Courir sur la faille : plongée dans le Rwanda des années 1990

Naomi Benaron nous entraîne avec véhémence et passion dans le destin sinueux du jeune athlète Jean-Patrick Nkuba et, à travers lui, des Tutsis et du Rwanda. Courir sur la faille s'étale sur plusieurs décennies, laissant au lecteur sentir le pouls d'un Rwanda divisé qui s'accélère pour éclater en un embrasement général ; on y suit les évolutions de Jean-Patrick depuis son enfance aux pieds nus à l'âge adulte où les amours perturbent le jugement. Naomi Benaron nous conte ses hésitations face au changement d'identité proposé par le pouvoir hutu afin de le propulser à la tête des jeux olympiques ou encore sa manipulation par le président pour en faire un héros tutsi du Rwanda moderne et apaiser les soupçons de la communauté internationale. Mais surtout, Courir sur la faille nous raconte le destin de ces deux frères aux tempéraments opposés mais entiers, les liens indéfectibles qui les unissent face à ce pays qui éclate, ces voisins ou connaissances qui changent de visage au gré des mouvements politiques. Naomi Benaron, avec un style sobre mais puissant, nous prend par la main à la suite de cet athlète volontaire, qui n'hésite pas à trainer de lourds pneus pour repousser les limites de son endurance, qui traverse des décennies troublées, prend conscience de ses origines et trouve l'amour. On y découvre les femmes qui travaillent dans les champs, que les étudiants ne choisissent par leurs études mais que le gouvernement s'en occupe pour eux, les repas de Pâques et les bananes plantains, la découverte du McDonald's lors d'une réception très officielle… le Rwanda palpite entre les pages de Courir sur la faille, véritable toile de fonds de ces destinées peu communes.

Un vent glacé pénétra les vêtements de Jean-Patrick. Le shéma, le trait reliant les points du graphique, était là devant ses yeux. Ca avait dû commencer à Kigali, ainsi que Pascal l'abat dit à Daniel alors qu'il étaient encore à Gihundwe. Puis s'étendre de ville en ville, comme un cancer qui prolifère. Les enseignants ont dressé des listes de tous les enfants tutsis, avait dit Suzanne. La crise était par trop évidente ; il ne pourrait pas en changer les variables ni aboutir à une conclusion différente. Courir sur la faille - Naomi BENARON