Fille de la campagne : une vie revisitée avec hardiesse et lucidité
[Carozine se délecte avec Fille de la campagne - Edna O'BRIEN]18 Sept. 2013
Dans le cadre du jury littéraire (made by le célèbre magazine féminin ELLE), j'ai reçu, parmi le rituel lot de trois livres, cette autobiographie d'Edna O'Brien : Fille de la campagne. Honte sur moi et mes dix prochaines (et très hypothétiques, ou pas d'ailleurs, sait-on jamais, la fontaine le jamais tout ça) générations, je n'avais absolument jamais lu Edna O'Brien et, pour les ignares comme moi, je précise que Edna O'Brien est donc un (très) grand auteur d'origine irlandaise… l'Eire, pour les plus pointilleux d'entre vous. Dans cette Irlande puritaine, moralisatrice et pieuse, elle avait publié, dans les années 60, son premier roman, Filles de la campagne, qui reçu un accueil plus que mitigé. Aujourd'hui, elle nous dévoile sa vie, au fil de ces mémoires palpitants et volages.
Je m'étais bercée d'illusions, vivant de miettes émotionnelles, et les mots amers de Yeats étaient devenus mon univers : je m'étais "nourri le coeur de fantaisies, et à ce régime mon coeur était devenu brutal". Fille de la campagne - Edna O'BRIEN
Fille de la campagne : Edna O'Brien par... Madame O'Brien
Edna O'Brien revisite sa vie avec hardiesse et une lucidité pétillante. A travers ses souvenirs égrenés depuis la naissance de cette petite fille "affreuse", au point que sa mère la planquait sous un édredon à chaque visiteur impromptu, c'est toute l'Irlande qui bruisse entre les pages de Fille de la campagne… les plaines verdoyantes, les chevaux sauvages, la mer tourmentée et le temps changeant. Edna O'Brien sautille de souvenir en souvenir, dévoilant les batailles familiales, l'alcool coulant à flot dans les veines de son père, l'éducation au couvent ou encore ses premières années derrière un comptoir de pharmacie à Dublin. Puis, c'est la rencontre avec son futur mari, Ernest Gébler, un mariage express qui vacille et s'écroule sous le poids de la rancoeur et de la jalousie d'un mari ne supportant pas le succès littéraire de sa femme un poil trop indépendante et ardente pour lui. Mais qu'importe, Edna O'Brien se trouve alors à Londres qui vibre sous ses doigts et nourrit son inspiration. De là, nous passons à la guerre des avocats pour obtenir la garde de ses deux fils, les multiples déménagements… mais surtout, à travers elle, les années 60 (le "swinging London") et 70, les joies du cannabis et du LSD recommandé par des psychiatres plutôt douteux, sortes de gourous peu philanthropes, mais également l'IRA et les déchirements d'une nation, les stars hollywoodiennes naissantes ou reconnues, les voyages et la renommée internationale.
L'expression "panio cassé", avec toutes ses connotations, ne cessait de se répéter dans ma tête, mais je n'en songeais pas moins à la générosité de la vie envers moi -qui avais connu les extrémités de la joie et du chagrin, l'amour, l'amour partagé et non payé de retour, la réussite et l'échec, la renommée et le massacre, qui avais lu dans la presse qu'en tant qu'auteur j'avais dépassé ma date de péremption et n'étais qu'une "Molly Bloom de bazar" et qui n'en continuais pas moins à écrire et à lire, à avoir assez de veine pour m'immerger dans ces deux intensités qui ont étayé ma vie entière. Fille de la campagne - Edna O'BRIEN
Fille de la campagne : des mémoires facétieux
Le charme de Fille de la campagne provient de la plume incomparable d'Edna O'Brien et de cette façon, oscillant entre mélancolie, humour et lucidité, de retracer une vie bien remplie, de dessiner par des mots qui chantent et vibrent ses échecs et ses réussites. On y découvre les relations si fragiles entre une mère et sa fille, l'incessante lutte contre le poids de l'éducation et des étiquettes, la volonté d'être libre, le destin d'une femme auteur à travers les décennies… Le petit plus qui m'a vraiment emballée ? Les éditions Sabine Wespieser ont ajouté un carnet de photos ; il n'y a, pour moi, rien de plus délectable, que de plonger dans ces fragments de vie volés, d'épier les sourires timides et figés devant l'objectif et de mettre un visage sur un nom que l'on apprend à si bien connaître au fil de ces pages. Fille de la campagne foisonne d'anecdotes, allant d'un morceau à la guitare joué par Paul McCartney à un baiser furtif déposé par Jude Law (oui, oui, monsieur yeux globuleux), et d'un regard profond et sensible sur les époques, les lieux ou les personnages. Avec Fille de la campagne, Edna O'Brien nous livre son intimité, ses pensées et ses souvenirs avec pudeur et tendresse ; cela en fait un livre diablement intéressant, nous laissant entrevoir le caractère bien trempé d'une grande dame confrontée à la jalousie destructrice, à la gloire et à la critique acerbe, à tout ce qui fait d'un roman une oeuvre ardente.
Je ne pouvais me retenir de pleurer. Pourquoi ne pouvait-on vivre la vie à cette même intensité ? Pourquoi n'était-ce que dans les livres que je pouvais trouver l'exutoire absolu de mes émotions ? Fille de la campagne - Edna O'BRIEN
Longtemps, je me suis couché(e) de bonne heure... pour lire. So what?!
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